UA-151001126-1 Au-delà de la « qualité empêchée », retrouver le sens
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Au-delà de la « qualité empêchée », retrouver le sens

Dernière mise à jour : 5 janv. 2021

La psychologie, en tant que discipline, n’est jamais aussi intéressante que quand elle nous propose des notions ou théories contre-intuitives. La « qualité empêchée » est de celles-là.


C’est Yves Clot, une des sommités de la psychologie du travail, qui l’a introduite. Clot suggère qu’un des grands déterminants de la souffrance au travail est le fait que c’est parfois l’organisation même des entreprises qui empêche leurs employés de faire un travail de qualité, générant chez eux frustration, découragement et démotivation. Autant d’effets qui seront autant de causes, par la suite, pour qu’ils fournissent un travail de plus en plus pauvre. Ce qui est contre-intuitif dans l’affaire, c’est que s’il est fréquent pour les patrons, managers ou chefs d’équipe, de se plaindre d’avoir sous leurs ordres des subalternes peu travailleurs, peu consciencieux, peu enthousiastes, il est plus rare qu’ils envisagent la possibilité que ce ne soit en fait qu’une conséquence de la manière dont le travail est organisé, plutôt que d’une sorte de faiblesse morale de leur personnel. Combien d’assistantes s’entendent-elles reprocher les pires incompétences, par des gens qui ne prennent pas un instant pour considérer le fait que par exemple mettre en forme un courrier prend du temps, et encore plus si l’on est interrompu toutes les dix secondes pour se voir confier une autre tâche, tout aussi urgente que les vingt autres qui sont en attente et qui seront alors reportées ou bâclées ?


Mais je ne voudrais pas laisser entendre qu’il ne s’agit que de « qualité » au sens purement managérial du terme, car ces questions ne se limitent pas à cela. L’exemple précédent, finalement, va de soi, même si les patrons desdites assistantes ne voient sans doute pas la manière dont ils créent eux-mêmes la piètre qualité de travail qu’ils déploreront ensuite. Tout le monde connaît ou a vécu des exemples de ce type. Mais si les individus se démotivent, ce n’est pas seulement parce qu’on les empêche de « faire leur boulot ». Ce peut être parce qu’ils aimeraient pouvoir rentrer chez eux le soir en ayant fait plus que simplement « leur boulot ». Ce serait déjà formidable, mais en tant qu’individus pensants et ressentants, nous avons besoin d’un peu plus. J’illustrerai cela en évoquant des discussions que j’ai pu avoir, il y a une quinzaine d’années de cela, avec des préposés de la Poste – des facteurs, mais les guichetiers auraient d’autres exemples, et Clot en cite d’ailleurs dans son ouvrage « Le travail à cœur » –, qui déploraient qu’on leur reprochât de remplir un de leurs rôles sociaux majeurs : créer du lien, par exemple avec les personnes âgées isolées. Depuis quelques temps, me disaient-ils – et alors même que quelques années auparavant on les y encourageait au contraire –, on les sermonnait s’ils «perdaient» trop de temps à discuter avec des gens qui, sans eux, seraient complètement désocialisés.


Inutilité versus sens

On voit bien là que l’on dépasse la simple question de la « qualité empêchée » : en termes stricts de management, parler à un « aîné » est bel et bien une perte de temps et de rendement pour l’entreprise, si l’on accepte (dans le cas de la Poste, mais ce n’est bien sûr qu’un exemple parmi d’autres) que sa mission est celle de distribuer le courrier, point à la ligne. Mais justement : les facteurs à l’époque étaient très conscients que leur mission dépassait de loin le fait de mettre du papier dans une boîte. Et même si discuter avec la « petite vieille du quatrième » ne faisait pas partie de leur fiche de poste, c’en était, pour eux, clairement une extension, indispensable à ce qu’ils puissent sentir que leur travail servait la société comme il le fallait. C’était pour eux, en plus d’un service à l’autre, une protection personnelle contre le sentiment de futilité qui peut pathologiser le travail. Il nous faut retrouver un meilleur équilibre entre le souci de rentabilité et la nécessité collective de pouvoir travailler sans griller notre âme.

Marc Brami, psychologue et psychothérapeute.

Référent en qualité de vie au travail, et prévention des risques psychosociaux.

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